Interview : Jeff Porcaro
1995




Greg Rule : Parlons un peu de l'aspect professionnel de la batterie. Rappelle-nous comment tu as appris les règles du métier ? Sur le tas ?
Jeff Porcaro : Absolument, et tout le monde peut en faire autant. Il est vrai que j'ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment, et si tu fais du bon boulot quand on t'appelle, le bouche à oreille va vite. Tu en apprends un peu plus à chaque séance et c'est ce qui fait l'expérience. Et, plus tu as de l'expérience, meilleur tu es.


Quelle influence ton père (Joe Porcaro) a-t-il eu sur le lancement de ta carrière ?
Aussi surprenant que cela paraisse, aucune. Et il serait le premier à le dire, car tout d'abord, je ne pense pas qu'il imaginait que je deviendrais batteur. Je ne prenais pas la batterie au sérieux, à 18 ans je n'avais pris qu'une seule leçon, et ça remontait loin, j'avais 9 ans...Tout ce que je voulais, c'était être un artiste. Je voulais e^tre un baba et peindre. La batterie, c'était pour les filles et mettre du jus dans la bagnole. Vois-tu, mon père travaille surtout pour la télé et le cinéma, et j'ai percé avec des gens qui ne le connaissaient pas, ou ne me connaissaient pas. Je vais te raconter comment tout a commencé : je jouais dans un groupe de rock au lycée avec Paich (David, clavier de TOTO)...


Tu te rappelles le nom du groupe ?
Oui, c'était Rural Still Life. Il y avait un club de jazz, appelé "Chez Dante", dont le patron nous invitait à jouer chez lui le dimanche après-midi. C'était juste pour les adolescents, on ne servait pas de boissons alcoolisées. Un exécutif de chez A&M, Jules Chaikin, avait amené des gosses voir le groupe. Après m'avoir entendu, il me proposa d'intégrer un orchestre qui répétait le samedi chez A&M. Il s'agissait du big band de Jack Dougherty, lequel était le producteur des Carpenters. Le batteur habituel était Hal Blaine et, si je me souviens bien, il était en tournée. Je n'était pas super lecteur ou quoi que ce soit mais j'ai accepté. Et c'est ce que j'ai fait pendant quelques mois.


Tu avais quel âge ?
17 ans. Je me souviens qu'ils projetaient de faire un album, mais ils ne m'avaient pas encore mis dans le coup. Je pensais qu'ils feraient probablement appel à un batteur de studio. Et voilà qu'un beau jour ils m'appellent pour me dire qu'ils aimeraient que je joue sur un ou deux morceaux. Hal faisait quelques titres, ainsi que Jim Gordon et Paul Humphrey. Puis on m'a prévenu qu'un autre batteur jouerait avec moi : Jim Keltner. Il ne le savait pas, mais c'était mon idole. Et c'est comme ça que pendant un mois, chaque samedi, j'ai répété avec Jim Keltner. Ce fut une expérience très enrichissante, car j'avais tendance à accélérer sous le coup de la nervosité. Je me souviens que je le regardais et je m'y mettais en songeant : "Allez, t'emballe pas, c'est comme ça que tu dois jouer, un peu en arrière." J'avais l'habitude d'imiter physiquement ce qu'il faisait. Cette expérience a tout déclenché. Quelques-uns des meilleurs musiciens de studio de L.A. étaient à cette séance, Tom Scott, Larry Carlton, toute la clique. Et j'étais toujours au lycée!


C'est après ça que tu as décroché le contrat avec Sonny & Cher ?
L'album est sorti. Bobby Torres, le joueur de congas qui avait enregistré avec eux et qui était aussi avec Joe Cocker nous a proposé, à Paich et moi, de faire une maquette chez Leon Russel à North Hollywood. On l'a faite, sans être payés, et nous avons passé le week-end là-bas. Le guitariste et le bassiste de la maquette étaient Dean Parks et Dave Hungate, ils étaient inconnus à l'époque, ils étaient à L.A. en touriste et jouaient seulement dans le groupe de Sonny & Cher. Un an plus tard (j'étais toujours au lycée, prêt à passer mon bac), Hungate se souvient de moi et me recommande à Sonny & Cher. Je vais auditionner, je suis engagé, et c'est ainsi que j'ai commencé à travailler. C'est le début de l'histoire, être au bon endroit au bon moment.


Tu veux bien nous parler des changements de personnel de TOTO ?
Depuis que Bobby Kimball a quitté le groupe (en 1984), on a essayé de trouver un chanteur pour le remplacer. Trois se sont succédé après son départ. Et nous avons finalement décidé que le plus évident serait que Luke soit le principal chanteur. Sur la dernière tournée européenne de 90/91, il a chanté beaucoup de titres. Et, rétrospectivement, je crois qu'il s'est aperçu que c'était dans ses cordes. Au vu des nouvelles compositions, les choses ont un peu changé. On n'a plus vraiment une voix haute et cinq choeurs, la musique a changé d'orientation, elle a plus de fraîcheur. C'est plus franchement rock, plus bluesy aussi.


Ces dernières années, la popularité de Toto a grandi en Europe et au Japon, mais a sensiblement chuté aux USA. Est-il vrai que le groupe a envisagé la séparation ?
Nous avons envisagé de nous reformer et de changer de nom, c'est vrai. Ce qu'il faut dire au sujet de Toto c'est que lorsqu'un groupe a du succès, commercialement parlant, il y a tout un jeu qui va de paire. Il y a beaucoup de grands groupes à succès qui sont à fond dans ce cirque. Musicalement, ils sont très commerciaux et arrivent à se maintenir ainsi. On ne s'est jamais sentis à l'aise sur ce plan là. Tu sais, c'est un sacré boulot de rester en haut de l'affiche, il faut aller dans des soirées, participer à des évènements médiatiques. En plus, il y a une question d'âge. En vieillissant, tu risques de n'être plus assez branché pour être une "réussite commerciale". C'est un défi de croire que tu peux changer ton look, ta coiffure, etc. et rester fidèle à ta musique. C'est pas notre truc en tout cas. Pour moi, une séance photo de Toto est une gageure car on n'arrive même pas à s'asseoir correctement pour poser devant l'appareil. Je ne pense pas que nous ayons jamais trop joueé le jeu du succès ni vraiment assumé une image populaire. Nous avons pris des décisions à l'encontre de notre carrière. A la sortie de "Toto IV', quand nous avons reçu des Oscars et tout ça, la chose évidente aurait été de tourner dans le monde entier, nous aurions bourré les salles, c'était une occasion incroyable. Pourtant, nous avons déclaré : "Non, nous n'allons pas faire de tournée, on vient d'en faire une de neuf mois, c'est trop long, nous préférons faire un nouvel album". En fait, on aurait dû faire cette tournée car il n'y a plus eu d'album comme celui-ci, et on n'a jamais eu une telle prospérité financière que lors de ces années 82,83,84.


Quelle a été l'influence de MTV sur le groupe dans les années 80 ?
A mon avis, on a gaspillé trop d'argent pour réaliser des vidéos conceptuelles. Pour moi, la seule vidéo de Toto qui vaille la peine d'être vue est celle d'un concert (Toto Live, enregistré au Zénith à Paris en 1990). Et je pense qu'on fait partie de ces groupes qui sont capables de le faire "live". Même si on fait un simple en studio, on est capable d'aller sur scène et de le filmer "live" en le faisant sonner aussi bien qu'en studio. Et pas de problème, ça sonne, parce qu'on sait jouer ! Nous avons du plaisir à jouer ensemble et c'est notre manière de nous exprimer. Pas avec quelqu'un qui nous maquille la tronche en disant : "Allez, chante en playback devant la caméra". Ce n'est pas nous ça. On pourra considérer que le groupe est sur la mauvaise pente mais, quoi qu'il en soit, en songeant à l'avenir, je peux affirmer que, pour nous, ça va être dur de continuer à jouer ce jeu longtemps.


Mais tu restes très investi dans la musique, non ?
Nous ferons toujours des choses ensemble, toujours, jusqu'à ce que nous soyons des vieux messieurs. Je veux dire, en tant qu'interprètes, que ce soit pour participer à un projet individuel ou pour nous retrouver en studio sur la séance de quelqu'un d'autre, qui sait ? Il existe un marché de la musique et c'est une joie d'y participer. Si nous avions envie de faire du jazz, nous pourrions prendre du bon temps à en jouer, et on se trouverait un créneau commercial, même modeste, mais on émergerait. Ce ne serait peut-être pas une grande réussite commerciale, mais ça en serait une musicale. Si tu réfléchis bien, tu t'aperçois que ce qui séduit les jeunes ce sont avant tout les paroles, les mots, bien plus que leur environnement musical. Il y a bien sûr l'énergie de la musique, mais c'est surtout les propos d'un individu qui priment. Regarde bien, ce sont généralement les "véritables" artistes, ceux qui ont une bizarrerie, un aspect sympa, une originalité, qui attirent ton attention. Tout à coup, la musique devient presque secondaire parce que c'est moins tangible que les propos d'un auteur, qu'il s'agisse de Bob Dylan ou d'un autre. Tu vois ce que je veux dire ? Si Toto a chuté et a eu du mal à se maintenir dans le créneau Pop-Rock à succès, c'est parce que nous sommes essentiellement un groupe de musiciens et que nos paroles ne voulaient pas dire grand chose, alors que c'est 90% du truc. Hendrix, Steely Dan, Dylan ou d'autres, ils racontaient quelque chose dans leur musique. Avec nous, c'est plutôt : "Ecoute cet arrangement, écoute cette production, écoute comme ça joue !". Voilà pourquoi nous sommes dans un autre créneau. A mes yeux, Toto est un groupe qui n'est pas à son aise dans le milieu rock. Bien sûr, les critiques ne vont pas nous descendre, et moi non plus, c'est un bon groupe, mais ce n'est pas exactement ça. Enfin, nous n'allons pas nous forcer pour autant à nous donner un air jeune, à soigner notre chorégraphie ou jouer disco. On est plutôt dans un juste milieu.


Considérant ta vie musicale variée et agitée, avec sans cesse des séances à faire, quelque chose te ferait-il lâcher ?
C'est étrange, je pensais que mon engagement principal était de faire ce que je faisais sur le moment car, quand je joue, je m'engage. Puis est arrivée cette histoire de groupe qui fut un grand engagement car c'était les meilleurs amis du monde qui jouaient ensemble. Mais, pour moi, ma principale responsabilité, c'est ma famille. Nous étions récemment en vacances à Hawaï et il y avait un gars qui jouait du log drum (tambour de bois), et ça groovait sérieux ! Je me suis dit : "Mon vieux, plaque tout, viens t'installer ici et contente-toi de taper sur un bout de bois". Ce serait sûrement plus éclatant que toute la daube que j'ai l'habitude de faire dans les studios de L.A. J'ai compris ainsi que je pourrais prendre plaisir à jouer n'importe quelle musique. Quoique, je vais te dire, ce qui me manque est de jouer du rythm'n'blues, ça me manque plus que le reste, tous ces tubes Motown que je jouais dans le groupe du lycée. Fondamentalement, j'aime écouter toutes sortes de disques. Ce que j'aime, c'est jouer le tempo.


Quel est l'avenir immédiat du groupe ?
Le nouvel album est dans la boîte et on s'est éclatés à le faire. Il est prévu de tourner en Europe, au Japon, en Australie et j'espère qu'il y aura des dates aux USA. On s'est également proposés de faire des premières parties, on verra ce que ça va donner. Je crois que, contractuellement, c'est le dernier album pour Sony. S'ils ne reconduisent pas le contrat, il nous faudra chercher une nouvelle maison de disques. Mais s'ils songent à nous resigner, ce sera cher (rires).
 

Batteur Magazine, HS N°1, 1995.
Peu avant la fin de l'année 91, Jeff avait invité Greg Rule (du journal américain Drum!Magazine) dans sa maison de Hidden Hills, alors que l'album "Kingdom Of Desire" était enregistré et en cours de mixage. Nous trouvons un Jeff Porcaro critique, presque amer ou désabusé, ce qui ne manque pas de nous troubler, comme si planait au-dessus de lui une menace. Ce fut sa dernière interview.